
Histoire sombre, film lumineux
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Leona (Geminoid F) et Tania (Bryerly Long) dans Sayonara de Koji Fukada (2015) |
En regardant Sayonara, il m’est venu en tête un poignant lied (poème germanique chanté) de Robert Schumann, « In der Fremde », d’après Eichendorff :
Qu’il viendra vite, qu’il viendra vite, hélas,
Le temps où je reposerai moi aussi.
Au-dessus de moi bruira, dans sa splendeur, la forêt solitaire,
Et plus personne ne me connaîtra ici.
Sayonara conte le déclin d’une vie solitaire, dans une lenteur contemplative. Pourtant, Sayonara n’est pas un film déprimant ; c’est presque un « feel-good movie » dans sa vision apaisante de la mort. Ce film a bénéficié d’une certaine publicité, car c’est le premier dans l’histoire du cinéma à mettre en scène un robot comme acteur (une spécificité appartenant déjà à la pièce de théâtre originale d’Oriza Hirata).
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Leona (Geminoid F) et la voisine (Makiko Murata) dans Sayonara |
Imaginez la bizarrerie induite par ce dialogue entre une actrice humaine, et une actrice faite seulement de circuits, qui paraît si humaine ! Pourtant, dans cette mélopée, la performance technique s’efface devant les thèmes du film. J’en ai repéré trois : l’éphémère, la beauté, la communication.
Tout est éphémère
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Deux faux couples dans The Lobster, de Yorgos Lanthimos (2015) |
Dans Sayonara, Fukada filme la fin d’une liaison, et en tire autant d’émotion. Le jeune couple décidant de se marier apporte une touche de vivacité juvénile au film, mais le futur incertain et l’idéalisation d’un pays qu’ils ne connaissent pas rendent leur jubilation amère.
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Tania (Bryerly Long) et son amant (Hirofumi Arai) dans Sayonara |
Sayonara est aussi un film sur le temps qui passe. L’héroïne voudrait retourner dans le passé, enregistré sur projecteur, mais elle ne peut qu’appliquer la réplique finale d’In the mood for love et, toujours dans la dystopie, Minority Report : le passé est quelque chose qu’elle peut voir, mais ne peut plus toucher. Cela participe à son renoncement à la vie.
L’idée de retenir le passé entre ses mains a fait le bonheur de La Quatrième Dimension, dans l’épisode Du succès au déclin, ou plus récemment l’épisode Retour sur image de Black Mirror. On pense surtout aux déchirants adieux de Claire Fisher dans le finale de Six feet under : sa photo de famille, si réussie soit-elle, ne peut plus saisir un moment déjà écoulé.
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Nate Fisher (Peter Krause) et sa sœur Claire (Lauren Ambrose) dans le finale de Six Feet Under (2001-2005) d’Alan Ball |
L’obsession de la faute
Fukada a réalisé l’excellent Harmonium – en réalité postérieur à Sayonara – Ce n’est pas étonnant car on retrouve un personnage, la voisine, en prise avec un crime qu’elle a commis des années auparavant et son impossible expiation.
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Hotaru (Momone Shinokawa) et Yasaka (Tadanobu Asano) dans Harmonium de Koji Fukada (2016) |
Dans une scène d’une grande cruauté, la vieille dame comprend son châtiment. Juge et bourreau de ce qu’elle a fait, elle s’inventera sa propre expiation, terrible. Elle apportait communication et joie à Tania, qui voit se briser son dernier lien à l’humanité.
Fukada, Visconti japonais
Si Sayonara est si solaire, c’est parce que cet éphémère est transcendé par la beauté. Formellement, grâce à la mise en scène rayonnante de Fukada. Dans de longs plans fixes filmant une nature mystérieuse, il trouve plusieurs résonances avec le cinéma d’Andreï Tarkovski (on pense à Stalker), mais aussi de Terrence Malick, dans les cycles de la Nature.
Life is a tale told by an idiot, full of sound and fury, signifying nothing.
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Image des Moissons du Ciel de Terrence Malick (1978) |
La baronne Moes (Silvana Mangano), son fils Tadzio (Björn Andresen), et Gustav von Aschenbach (Dirk Bogarde) dans Mort à Venise de Luchino Visconti (1971)
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Fukada se sert de la puissance solennelle du plan fixe, là où Visconti préférait le lyrisme de lents travellings. L’envoûtement de Sayonara, son éclairage parfois surréel, évoque le très réussi Real. Pas étonnant : Akiko Ashizawa était aussi directrice de la photographie de ce film.
Une androïde plus humaine que nature
Bien que Geminoid F soit un androïde, j’admets avoir été secoué par l’expressivité de son visage, de son « jeu », derrière la réserve habituelle des Asiatiques. Sans jamais cacher qu’elle n’est qu’un être de métal, elle paraît aussi humaine que Tania, accomplissant des tâches pour lesquelles elle n’est pas programmée. Elle se laisse par exemple pousser dans son fauteuil par Tania, par amitié.
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Leona (Geminoid F) et Tania (Bryerly Long) dans Sayonara |
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Corey (Jack Warden) face à Alicia (Jean Marsh), androïde parfait dans La Quatrième Dimension (1959-1964) |
Or, plus Sayonara avance, plus Leona gagne en humanité, tandis que Tania, de plus en plus immobile, semble se mécaniser, dans un jeu de vases communicants.
Sayonara, dans sa deuxième partie, resserrée sur le lien entre Leona et Tania. Tout n’est que chaleur et tendresse. Beauté des langues (en plus du japonais et de l’anglais, on entend aussi de l’allemand et du français), des poèmes récités par l’androïde, et des rares contacts physiques entre Tania et Leona.
Sayonara : une dystopie ?
Si une dystopie, voire une uchronie (l’action est censée se passer de nos jours) est en arrière-fond du drame, le regard sur le lien Tania-Leona est optimiste. La marche vers la mort n’est plus effrayante, elle s’inscrit dans le cycle de la Nature, notre regard sur elle s’apaise. L’angoisse est estompée par la compagnie d’un être aimé.
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Leona (Geminoid F) et Tania (Bryerly Long) dans Sayonara |
Un film cathartique
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Le casting du film Sayonara |
Sayonara est un film exigeant par son immense lenteur, son dépouillement, mais il s’avère cathartique. En transcendant l’angoisse de la mort par la beauté, Kōji Fukada fait acte de foi dans son art, et délivre un message apaisant au spectateur. Un film rare, dans tous les sens du terme.