
Rencontrez Amy et Frank dans un restaurant aseptisé choisi pour eux par « le système ». Le système, c’est Coach, équivalent à peine voilé de Tinder, application de rencontres amoureuses.
Love me Tinder
D’emblée, Amy et Frank sont sympathiques. La maladresse de l’un, le sourire amusé de l’autre, et voilà que débute un blind date des plus charmants. Mais ce rendez-vous a une date d’expiration. Ce n’est pas un bon mot de ma part, c’est sa véritable appellation.
Pas de chance pour Frank et Amy : le temps imparti est de 12 heures.
Cette première rencontre, bien que non consommée, marquera durablement les deux protagonistes, et le spectateur.
Black Mirror est une série dystopique. Habituellement, elle fait violence au spectateur, et nous dit ce que la technologie peut faire non pas pour nous mais contre nous.
Bientôt sur Netflix : Osmosis
Je m’attendais, en bonne fan de Black Mirror et de dystopie en général, à une fin terrible où on nous expliquerait à quel point il est dangereux d’ouvrir son esprit et ses émotions à une entreprise privée.
Il faut dire que je venais de voir la bande-annonce d’Osmosis, nouvelle série prochainement proposée par le même Netflix.
Paris, dans un futur proche. La technologie a repoussé les frontières de l’imaginable en déchiffrant le code du véritable amour. Grâce aux données de ses utilisateurs obtenues via des micro-robots implantés dans leurs cerveaux, la nouvelle application « OSMOSIS » garantit avec certitude de trouver le partenaire idéal, et transforme le rêve ultime de trouver l’âme soeur en réalité.
Mais y a-t-il un prix à payer lorsqu’on laisse un algorithme choisir l’homme ou la femme de notre vie ? Quand en échange de cet amour éternel, la technologie peut accéder aux recoins les plus intimes de notre esprit, et à nos souvenirs les plus secrets…
La question de l’utilisation par une machine de vos souvenirs les plus secrets sera davantage exploré dans « Crocodile », épisode 3 de cette saison 4 de Black Mirror.
Je m’attendais donc, avec Hang the DJ, à un réquisitoire contre un Tinder effrayant qui en saurait trop sur ses utilisateurs.
Coach, machine pensante
Charlie Brooker nous propose autre chose, pour une fois. Coach est une machine ultraperfectionnée qui analyse – pour votre bien, cette fois – vos émotions, votre pensée et votre façon d’agir. Avec toutes ces données intimes, Coach élabore un système complexe pour trouver votre âme sœur.
Amy et Frank sont ainsi séparés au bout de 12 heures. Plutôt que de rester ensemble alors que la soirée s’est bien passée, ils obéissent à la machine, pour leur malheur. Amy se retrouve avec un bellâtre prétentieux, et Frank se retrouve avec une mégère. Amy en a pour neuf mois, et Frank en a pour un an.
Vous avez remarqué que j’en parle comme s’il s’agissait de mois à passer en taule ? C’est peu ou prou ce qui se produit.
Ce qui intéresse la machine – et le spectateur – c’est si Amy et Frank pensent l’un à l’autre tandis qu’ils sont en couple ailleurs.
Le couple forcé en dystopie
Si « Hang the DJ » est encourageant et même optimiste (terme incroyable à utiliser pour Black Mirror), il propose tout de même une atmosphère oppressante, où les individus sont sommés d’être en couple.
Cette ambiance rappelle l’excellent film sorti récemment, The Lobster. Dans ce film, les célibataires se cachent. Seuls les couples sont bienvenus et acceptés en société. Du coup, les célibataires sont en danger. Tous se retrouvent dans un centre effrayant où ils disposent d’un temps limité (encore) pour trouver l’âme sœur.
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Colin Farrell dans The Lobster de Yorgos Lanthimos (2015) |
Dans 1984 de George Orwell, les couples sont mal vus, au contraire. Le sexe est considéré comme une force qui peut réduire en miettes le Parti en place.
Chez Huxley dans Le Meilleur des mondes, tout le monde appartient à tout le monde. Le sexe est nécessairement consenti, ou s’il ne l’est pas, un petit antidépresseur (appelé Soma) et tout est oublié.
Le couple est toujours une question épineuse en dystopie. Le couple de nerds au cœur de l’épisode « Hang the DJ » rappelle justement ces âmes sœurs de convenance mises en scène dans The Lobster.
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Edna et Mike, couple heureux dans « Hang the DJ » |
Le monde de Charlie
« Hang the DJ » apparaît – dans la saison 4 de Black Mirror, et dans la série dans son entier – comme une bouffée d’air frais. D’aucuns y verront le pendant du « San Junipero » de la saison 3, pour son romantisme et sa fin apaisée. Enfin une histoire qui finit bien dans le monde de Charlie Brooker !
Enfin un épisode qui croit non pas à la dégénérescence de l’humanité mais à la force du destin. Ne vous en faites pas, quand Brooker parle de destin, c’est forcément avec ironie. Le Coach, qui n’est jamais qu’une machine, répète à l’envi un proverbe bien connu des anglo-saxons :
« Everything happens for a reason. »
« Rien n’arrive au hasard. »
Cette déclaration est d’une ironie savoureuse, quand on sait que c’est la machine qui décide pour les hommes. Il y a un peu de Cocteau chez Brooker, apparemment.
Explication de la fin de « Hang the DJ » (Attention Spoilers)
La machine Coach joue donc le rôle du destin : Frank et Amy se rencontrent une première fois, puis une seconde alors qu’ils sont malheureux en couple, et le destin semble leur dire : « Qu’attendez-vous pour finir ensemble, chers imbéciles ? »
En effet, le « destin » fait que leurs routes se croisent à plusieurs reprises.
Là où Coach a du génie, c’est dans son imitation de la vie elle-même : tous ceux qui ont vécu en couple avec quelqu’un qu’ils détestaient se reconnaîtront, tous ceux qui ont enchaîné les aventures sans lendemain aussi.
Là encore, un parallèle peut être établi avec la vie réelle : en cas de mariage arrangé, il faut beaucoup de courage aux deux amants pour défier les conventions et s’enfuir. Faire le mur ensemble, en somme.
La machine cherche à savoir si Frank et Amy sont faits l’un pour l’autre. Seraient-il prêt à se révolter, à quitter, dans tous les sens du terme, le système au nom de l’amour ? Comme dans toute dystopie (je suis obsédée, je sais) il existe un mur, et dans « Hang the DJ », il sépare le monde utopique du monde réel, réputé plus effrayant. Quiconque le franchit est banni.
L’appli la prévient qu’elle va rencontrer l’homme de sa vie (c’est pas beau, ça ?)
Dans le vers de la chanson qui donne son titre à l’épisode, on peut de nouveau remarquer un clin d’œil métatextuel : le DJ, c’est celui qui décide de la playlist, organise la soirée, et décide l’ambiance.
Coach était ainsi le DJ d’Amy et Frank, grand organisateur qui aura décidé de leur rencontre et de leurs (més)aventures. On peut aussi dire cela du scénariste, qui décide de tout à l’avance. Il faudrait donc pendre le DJ – ou le scénariste, au choix – pour que les personnages reprennent leur liberté.
Mais attention, ce n’est pas si simple : chacun a ses défauts, ses lâchetés. Frank, par exemple, au cœur de l’épisode, choisira de regarder la date de péremption de son couple avec Amy sans son accord : la machine se réinitialisera alors, pour punir Frank ou plutôt remplir sa fonction de destin : nos choix sont cruciaux, le manque de confiance en l’autre peut être fatal au couple.
Rage against the machine
Dans « Hang the DJ », le génie de la machine, c’est de nous faire comprendre qu’on n’a pas besoin d’elle. C’est d’ailleurs le rôle du coach. Pour parler plus crûment, la machine est là pour pousser les candidats à crier haut et fort « fuck the machine ».
Bref, « Hang the DJ » révèle une nouvelle facette de Brooker : il serait romantique, sentimental et finalement optimiste sur l’amour.
Cependant, comme à chaque fin d’épisode de Black Mirror, une question me vient à l’esprit puis me taraude longtemps :
S’il s’agissait de mon propre couple… qu’aurions-nous fait ?
2 commentaires pour l’instant
StéphanePublié le 2:00 - Fév 11, 2020
Merci, Elle est top ton analyse
MarlaPublié le 9:57 - Fév 14, 2020
Merci à toi ! Reviens nous voir !