Alien et moi
Il est de ces légendes qui vous marquent, de ces histoires de fantômes, qu’on a déjà entendues des dizaines de fois avant de s’endormir…
Bien avant que je ne voie Alien de mon côté, l’idée que je me faisais de la scène de « l’accouchement » de John Hurt, relevait déjà du mythe. Il provenait des temps anciens, ceux des Dents de la mer, Massacre à la tronçonneuse, The Thing, L’Exorciste… cette époque de pellicule, de grains et de poussière, où l’on pouvait encore, pour quelques francs, mettre sa santé mentale en jeu à l’entrée d’une salle obscure.
Si bien que la première fois, je n’ai pas eu le courage de la regarder, cette fameuse scène. Je me suis caché le visage. Je n’ai fait que l’entendre. C’était pire. Dès lors, Alien, pour moi, c’était d’abord un cri, les yeux fermés. Un cri rauque, surgi des enfers. Un cri de souffrance, de cauchemar. Un truc qui vous perce les tympans.
Le talentueux Mister Ridley
« Je voulais, au départ, réaliser Massacre à la tronçonneuse dans l’espace. Alien m’a permis de parfaire mon éducation en matière de science-fiction, qui n’était pas mon domaine de prédilection. Rétrospectivement, c’est probablement le film dont je suis le plus fier. » déclarait Ridley Scott en 1985, lors de la promotion de Legend.
D’une idée de huis-clos spatial signée Dan O’Bannon et Ronald Shusett à un storyboard intégral du réalisateur, en passant par les réécritures de Walter Hill et David Giler, les concepts arts de Ron Cobb, Chris Foss et Moebius, l’univers biomécanique de H.R Giger, jusqu’au travail métallique et minéral sur le son de Jim Shields et la symphonie ravelienne, sourde et atonale de Jerry Goldsmith… le prodige d’Alien, avant d’être orchestré par Sir Ridley Scott, résultait d’une réunion exceptionnelle d’artistes et de techniciens, ayant joui d’une liberté créatrice hors-norme au sein d’un système de studios.
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Affiche de Alien : le huitième passager, réalisé par Ridley Scott (1979) |
Si le film a tant détonné dans le paysage cinématographique de son temps, c’est aussi par son arrivée dans un contexte hors-normes, 10 ans après l’alunissage. Et 2001. juste avant que l’Homme ne marche sur la Lune, avait déjà fertilisé ce sol vierge d’où naîtra Alien : science et fiction ne relèvent désormais plus de l’oxymore. Les deux termes fusionnent de façon nouvelle, grâce au ton plus adulte insufflé par Kubrick et son aspiration philosophique.
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Stanley Kubrick sur le tournage de 2001, L’Odyssée de l’espace (1968) |
L’héritage d’Alien
Avant Alien Covenant, James Cameron et Jean-Pierre Jeunet avaient eux aussi apporté leur pierre à l’édifice. La suite s’est avérée plus ou moins enrichissante jusqu’au récent Prometheus, en gardant toutefois en mémoire le passionnément christique et carcéral Alien³ de David Fincher. On n’oubliera pas non plus le récent et excellent palimpseste d’Alien qu’est Life : Origine inconnue.
Un autre film prolongeait la noirceur originelle de Ridley Scott quant à nos perspectives de colonisation de l’Espace : l’injustement oublié Outland (1981) de Peter Hyams (également réalisateur de 2010, la suite de 2001), véritable extension de l’univers d’Alien, où le maître Jerry Goldsmith reprenait son poste de compositeur.
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Image du film Outland : Loin de la Terre de Peter Hyams (1981) |
Comme cela sera le cas d’Alien Covenant, nous avons dans ces deux œuvres, au XXIIe siècle, un capitalisme sauvage toujours de rigueur. Il envoie ouvriers, routiers, médecins, mineurs, femmes, enfants, à l’autre bout de l’univers, vers un futur usé, entre quatre murs, un monde technophobe, anxiogène, crasseux, pour retrouver des matières que notre Terre n’a plus à offrir.
Vers Alien Covenant…
Car s’il y a bien une dimension fondamentale dans Alien souvent ignorée, c’est son approche politico-sociale, initiée par Walter Hill et David Giler et leur idée de « routiers de l’espace » exploités par une vaste entreprise (minerai, armement, recherche) sans scrupules.
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L’équipage du Nostromo dans Alien |
La Terre, ancien monde devenu trop compact, isolé, n’est plus qu’un souvenir. Son insuffisance nous poussant à aller à la découverte d’un nouveau monde. Nous avons ici l’un des thèmes d’Alien Covenant.
1492 : nouvelle lecture
Avant de pencher vers Covenant, Ridley Scott souhaitait intituler son nouveau segment Alien : Paradise Lost, comme le poème épique de John Milton (1667) qui raconte la chute d’Adam et Ève.
L’idée d’un Éden souillé par l’Homme était un concept déjà présent dans Prometheus et le surnaturel Legend, où la tentation de la Princesse Lili (toucher la Licorne du doigt) précipite son univers dans le chaos.
C’est tout aussi manifeste dans 1492 : Christophe Colomb, autre film de Ridley Scott, où les colonisateurs sèment mort et destruction dans ce que Christophe Colomb nommait justement à son arrivée « le paradis terrestre. » Dans un final d’une ironie non-dissimulée, la Reine Isabelle d’Espagne (campée par une certaine Sigourney Weaver) lancera à Colomb :
– Le Nouveau Monde est un désastre.
– Et l’ancien Monde, un accomplissement ?
C’est dans cette perspective de mission colonisatrice vouée à l’échec que se met en place Alien : Covenant.
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Les membres du Covenant, entourés par le lieutenant Daniels (Katherine Waterston, à gauche) et l’Androïde Walter (Michael Fassbender, à droite) dans Alien : Covenant |
Tableaux d’une exposition
La dilatation progressive des couleurs, au sein de diverses architectures (vaisseau, forêt, temple), joue un rôle central dans Alien Covenant.
Le plan d’ouverture sur l’œil bleu de l’androïde David (par ailleurs seul gros plan du film) contemplant une immense salle circulaire, d’une blancheur à la fois crépusculaire et artificielle, presque vierge, tranche violemment avec la première image de Blade Runner, en même temps qu’elle se présente comme son double négatif.
Le spectateur fait connaissance avec les couloirs du vaisseau Covenant : autrefois espace mental cauchemardesque au temps du Nostromo, il est devenu un lieu aussi aseptisé et sans vie que les corps qu’il transporte.
Un nouveau monstre : Alien dédoublé ?
La naissance du nouveau monstre, alternatif à l’Alien, le « néomorphe », de couleur blanche (opposée au noir de son modèle) vient rappeler au spectateur qu’il se trouve bel et bien dans un slasher, dans la digne lignée de la franchise. S’il se distingue de l’Alien, c’est qu’il est issu directement de cette « nature inviolée », quand Alien résultera d’une expérience génétique.
Par son absence de visage (sa façade est lisse), il rappelle l’Ange noir de Legend, toujours de Ridley Scott. Le design du monstre permet au réalisateur de dialoguer, à nouveau (après l’œil de Blade Runner) avec l’un de ses propres films, et d’instaurer le thème du double.
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L’Ange maléfique, miroir de la princesse Lili. Lui aussi, sans visage. Extrait de Legend réalisé par Ridley Scott (1985) |
Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (Attention, Spoilers à partir d’ici)
L’intervention de David, androïde rescapé de la mission Prometheus, qui sauve l’équipage décimé, déplace le centre de gravité d’Alien Covenant vers lui, dans une lente et perverse révolution. Il devient dès lors indispensable d’avoir vu Prometheus pour saisir toute l’ampleur d’Alien Covenant, tant cette entrée dans le temple va concentrer tous les éléments picturaux, symboliques et idéologiques que Ridley Scott a lentement et patiemment mis en place depuis le début de son diptyque.
David n’est plus seulement doué de savoir, le serviteur parfait, l’assistant et la marionnette de Weyland, bien qu’il s’interrogeât sur son but propre. Désormais, il cherche, expérimente au sein d’un temple devenu sa chapelle et son laboratoire, dans sa volonté de se rapprocher du statut de son « père », celui de « Créateur ».
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Apparition de David dans Alien : Covenant |
Son costume gris (toujours le même, avec un aigle en guise d’insigne), sa blondeur, ainsi que sa raideur disciplinée, trahissent toujours le nazisme latent de son géniteur Peter Weyland, qui se considérait de race supérieure. Il voulait en effet d’écraser le faible, et survivre éternellement à l’Autre dans sa quête d’une vie éternelle dans Prometheus.
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La palette de couleurs d’Alien : Covenant, concentrée en un seul plan à l’intérieur du temple |
Body Double
David va renforcer son statut divin, se hissant, dans l’œuvre de Ridley Scott, bien au-delà des Répliquants Roy Batty (Rutger Hauer) et Pris (Darryl Hannah) de Blade Runner, ou de l’Androïde Ash (Ian Holm) du premier Alien.
Désormais seul, isolé du monde, David est indépendant, éternel, tout-puissant. Un être absolu… mais pas unique. Le voilà face à la version de ce qu’il était autrefois : Walter.
Il doit constater que Walter, son double, est lui aussi capable de créer, d’avoir une vision artistique, de la développer ; il devient dès lors une menace.
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« J’ai rêvé de musique… Je ne savais pas si je savais jouer ». Dans Blade Runner, Rachel (Sean Young) explore elle aussi ses propres dons/souvenirs programmés face à un instrument. |
David n’est plus une machine, il ne saigne plus de ce liquide blanc propre aux androïdes. Il n’est pas un humain car il est immortel. Il est au-dessus de cet écosystème qui l’entoure, et le modèle selon ses envies.
Et Alien dans tout ça ?
Dans sa mégalomanie créatrice, David donne naissance à l’Alien de Giger, de nombreux croquis du défunt artiste Suisse sont d’ailleurs visibles dans le laboratoire de l’Androïde.
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Le Necronomicon IV de H.R Giger, furtivement aperçu sur la table de travail de David dans Alien : Covenant |
Mais l’Alien n’est plus ce prince de l’ombre, du hors-champ, cette créature biomécanique, imprévisible et terrifiante, ni une machine au service de David que l’on peut sacrifier : pour la première fois depuis l’opus de David Fincher, il est illustré en caméra subjective, accompagné d’un filtre vert, numérique, proche de celui d’un jeu vidéo.
L’Alien est la marionnette de David, tout comme les derniers passagers du Covenant, devenus ses cobayes. David peut alors s’asseoir dans le fauteuil du Créateur, au son, à nouveau, de l’Entrée des Dieux dans le Valhalla de Richard Wagner.
Un simple slasher de luxe ?
Il paraît aujourd’hui évident que l’on ne retrouvera jamais la spontanéité magique du Ridley Scott des débuts. Il ne nous en reste que des images subliminales, des souvenirs.
Prometheus, il y a 5 ans, m’avait mis dans une colère noire. Porté par un montage nauséeux, il montrait tout (complaisance insupportable de la scène de la « césarienne » de Noomi Rapace), expliquait tout, ne suggérait rien, accumulait aux mêmes instants trop d’enjeux en terme de suspense, de questionnements inutiles quant au hors-champ prodigieux généré par Alien.
Pourtant, les quelques éléments neufs du film (David, le facisme de Weyland, les Ingénieurs au visage humain) mettaient déjà en place le futur terrain de jeu d’Alien Covenant.
Au-delà d’un questionnement sur les origines qui, semble-t-il, ne l’a jamais réellement intéressé, Ridley Scott a plus que jamais abandonné la terreur primitive de son chef-d’oeuvre de 1979.
Le Crépuscule des Dieux
Un diamant noir de la Science-Fiction
Invoquant telle une Bible son autre œuvre matricielle, Blade Runner, avec laquelle Alien Covenant dialogue en permanence, Ridley Scott, plus pessimiste que jamais, retrouve son encre, ses pastels, ses crayons, son aquarelle, l’inspiration visuelle qui semblait l’avoir quitté depuis Legend.
Même s’il n’est plus le même, le temps d’un film, j’ai retrouvé Ridley Scott.
Son Alien Covenant, au titre trompeur, est l’un des plus beaux et plus noirs films de science-fiction qu’il m’eut été donné de voir en salle.